La séance est ouverte à seize heures trente.
M. le président Olivier Falorni. Nous poursuivons nos travaux sur les conditions d’abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français, en recevant cet après-midi des universitaires spécialistes de l’abattage rituel.
Je souhaite la bienvenue à M. Mohammed Hocine Benhkeira, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, section des sciences religieuses, titulaire de la chaire formation des doctrines juridiques et du rituel en islam (du VIIe au XVe siècle). Monsieur Benhkeira, vous êtes l’auteur d’ouvrages et de publications sur les interdits alimentaires en islam, l’animal et l’abattage en islam, ainsi que sur la consommation de viande rituelle en France.
Mme Anne-Marie Brisebarre est directrice de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et membre du Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France. Madame, vous êtes l’auteure d’ouvrages et de publication sur la mort et la mise à mort des animaux, sur l’abattage rituel musulman, et sur la fête de l’Aïd el-Kébir et sa célébration en France.
Mme Sophie Nizard est chercheuse en sociologie et en anthropologie du judaïsme, associée au CéSor (Centre d’études en sciences sociales du religieux-CNRS-EHESS). Madame, vous êtes l’auteure d’ouvrages et de publications sur les pratiques alimentaires juives, et sur les rapports entre l’alimentation et les religions.
Avant de vous donner la parole, mesdames, monsieur, je rappelle que nos auditions sont ouvertes à la presse et qu’elles sont diffusées en direct sur le portail vidéo de l’Assemblée nationale. Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
(M. Mohammed Hocine Benhkeira, Mme Anne-Marie Brisebarre et Mme Sophie Nizard prêtent successivement serment.)
M. Mohammed Hocine Benhkeira, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, section des sciences religieuses, titulaire de la chaire d’histoire des sciences légales en islam. Dans l’expression « abattage rituel », le mot « rituel » est important. Depuis toujours, les rites sont un élément essentiel de toute société – ils sont même caractéristiques de l’Humanité.
Concernant la mise à mort des animaux de boucherie, l’islam s’appuie sur une « législation », un ensemble de prescriptions, au premier rang desquels le Coran, avec en particulier le verset 173 de la sourate 2 dite « La vache », le verset 3 de la sourate 5 dite « La table », le verset 145 de la sourate 6.
J’en citerai un autre, le verset 121 de la sourate 6, particulièrement important, qui dit ceci : « Ne mangez pas ce sur quoi le nom de Dieu n’aura pas été invoqué, car ce serait une perversité ». Autrement dit, on ne peut pas consommer ce sur quoi le nom de Dieu n’a pas été prononcé, sous peine de devenir soi-même l’auteur d’un acte grave.
La législation islamique sur l’abattage rituel est complexe, très détaillée. Selon l’esprit de la loi islamique, on ne peut avoir une relation instrumentale avec l’animal, qui est une créature du Dieu créateur. Autrement dit, cette religion considère que le monde a été créé par un Dieu, que ce Dieu a créé l’Homme comme il a créé les animaux ; par conséquent, celui-ci n’a aucun droit sur les animaux, si ce n’est avec l’autorisation ou la permission du Dieu créateur. En invoquant le nom de Dieu, l’homme demande la permission au Dieu créateur de mettre à mort un animal.
Cela a d’ailleurs posé un gros problème aux théologiens : pourquoi Dieu permettrait-il de faire souffrir les animaux ? La réponse qu’ils ont échafaudée a été la suivante : à chaque fois qu’un animal sera abattu par un homme, Dieu sera tenu de lui offrir une compensation après la mort. À ma connaissance, c’est la seule exception où les théologiens musulmans ont reconnu que les animaux pouvaient espérer quelque chose après la mort…
La relation à l’animal est donc importante : on ne peut pas traiter les animaux comme des choses. Au demeurant, il est interdit de vendre ou d’acheter des chiens ou des chats, les animaux sauvages eux-mêmes sont protégés, la chasse est très réglementée et les relations avec les animaux domestiques sont elles-mêmes réglementées. Selon un récit très connu de la tradition islamique du VIIe siècle, Dieu aurait pardonné toutes ses fautes à une prostituée et l’aurait admise au paradis parce qu’elle avait pris sa chaussure pour offrir à un chien assoiffé – animal réputé impur dans l’islam – de l’eau tirée d’un puits. Je décris là une norme idéale que les musulmans sont en principe tenus d’observer ; mais ils ne l’observent pas forcément tous…
En conclusion, selon la loi islamique, le rituel vise à « instituer » la viande, c’est-à-dire à humaniser la victime : la viande qui ne passe pas par le rite, par exemple un mouton tué par un loup, n’est pas consommable ; c’est évidemment une perte sur le plan économique, mais pas sur le plan symbolique, au contraire.
Mme Sophie Nizard, chercheuse en sociologie et en anthropologie du judaïsme, associée au CéSor (Centre d’études en sciences sociales du religieux-CNRS-EHESS). Mon propos liminaire visera à replacer l’abattage rituel dans le cadre de la tradition juive, d’une part, et d’en montrer les enjeux anthropologiques, d’autre part.
L’abattage rituel s’inscrit dans le cadre plus général du rapport de l’homme aux animaux. Dans la Bible hébraïque – que les chrétiens appellent l’Ancien Testament, et les juifs la Torah –, les animaux sont des êtres vivants créés par Dieu et dotés d’une âme qui siège dans leur sang ; c’est pour cette raison que le sang est rigoureusement interdit à la consommation. Cependant, l’ordre de la création est hiérarchisé : l’homme domine les autres règnes, et les animaux peuvent lui servir pour sa consommation, ses travaux agricoles et pour le transport. En même temps, ces usages sont fortement réglementés : l’homme ne peut se comporter de n’importe quelle manière avec les animaux, il est soumis à des lois. Parmi les lois que l’on trouve dans la Bible figurent l’interdiction de prélever un membre d’un animal vivant, autrement dit, l’interdiction de la vivisection ; l’interdiction de la chasse ; l’interdiction d’atteler ensemble deux animaux d’espèces différentes, qui auraient donc des rythmes différents, ou de museler l’animal qui laboure pour l’empêcher de se nourrir ; l’obligation de repos pour les animaux le jour du shabbat ou encore de nourrir les bêtes avant de se nourrir soi-même ; et même l’obligation d’aider son ennemi à décharger son âne si celui-ci plie sous la charge.
À partir de ces lois bibliques, le Talmud – cet ensemble de débats rabbiniques s’étalant sur plusieurs siècles et consignés dans un nombre très important de traités – édicte un principe fondamental : l’interdiction de causer de la souffrance aux animaux, qui est une valeur essentielle de la tradition juive.
En matière d’alimentation, la consommation de viande issue d’animaux permis suppose la mise à mort animale, c’est-à-dire l’acte d’ôter la vie à un être vivant. Cet acte est loin d’être anodin dans cette tradition : il engage la responsabilité de celui qui le pratique, il est ritualisé et ce « savoir-abattre » a été transmis depuis près de 3 000 ans. Il ne s’agit pas pour autant d’un sacrifice : le sacrifice pratiqué dans l’Antiquité juive l’était uniquement dans l’enceinte du Temple de Jérusalem et uniquement par des prêtres, et il a été totalement interdit depuis la destruction du Temple en 70 de l’ère chrétienne.
L’acte de mise à mort est ritualisé en ce sens qu’il est régi par des lois religieuses qui le valident, qu’il suppose des paroles et des gestes codifiés, qu’il est producteur de sens. La chekhita – terme désignant le geste d’égorgement – permet à la fois de limiter la souffrance animale, grâce à des lois très rigoureuses sur l’instrument et sur le geste lui-même – et de rendre la viande consommable par l’homme. Elle doit être pratiquée par le chokhet, qui est un homme érudit : il doit être versé dans la connaissance des textes, notamment ceux relatifs aux lois alimentaires qui font l’objet d’un traité entier dans le Talmud ; il doit être pieux, moralement intègre et formé auprès d’un maître. Depuis le XIIIe siècle, un diplôme attestant de ses aptitudes lui est nécessaire pour exercer ce métier. En France, depuis le début des années quatre-vingt, il doit être en possession d’une carte de « sacrificateur » – terme de la réglementation française – délivrée par le Grand Rabbin de France et, depuis le 1er janvier 2013, il doit posséder un certificat de compétence délivré par le ministère de l’agriculture. Le couteau utilisé doit être adapté à la taille de l’animal et parfaitement aiguisé. Le chokhet vérifie l’état de son couteau avant et après chaque saignée et l’aiguise régulièrement ; la moindre brèche sur la lame entraverait le geste et serait source de souffrance pour l’animal.
En d’autres termes, l’abattage n’est religieusement valide que si le chokhet est formé en théorie et en pratique et que son instrument répond à des normes précises ; ces conditions sont censées garantir une bonne pratique. La chekhita doit se faire sur un animal vivant et viable, en un seul geste, sans pression ni levée du couteau ; tout « raté » de la saignée invalide le geste et rend la viande issue de cet abattage impropre à la consommation. Je n’ai jamais constaté un tel raté lors de mes observations en abattage, dans les années quatre-vingt-dix. Une fois la bête abattue, la carcasse est soumise à un examen pour vérifier l’intégrité de certains organes, principalement le poumon ; cette « visite », comme la désignent les professionnels, conduit à l’écartement des bêtes dont les organes ne sont pas conformes.
J’en viens à quelques considérations socio-anthropologiques. Parmi les Juifs de France – dont le nombre est estimé à 500 000, avec une très grande diversité –, 20 % mangeraient régulièrement de la viande casher, soit 100 000 personnes environ. La consommation de viande est associée, comme dans de nombreuses cultures, aux célébrations et aux fêtes du calendrier, mais elle n’a pas de caractère obligatoire. On sait par ailleurs à quel point identité et nourriture ont partie liée.
Pour en revenir à l’abattage, toute carcasse issue d’une bête abattue rituellement ne rejoint pas le circuit casher pour deux raisons : d’une part, la visite conduit à écarter une partie des bêtes ; d’autre part, les arrières ne sont pas consommés en France depuis une décision consistoriale de 1949. Les taxes sur les nourritures casher, essentiellement la viande, le vin, le pain azyme, mais aussi sur certains services comme les restaurants et les traiteurs, permettent de financer les institutions certificatrices et de couvrir les frais liés à la surveillance. La taxe sur la viande est aujourd’hui de 1,66 euro par kilo et ne s’applique que sur la viande vendue dans les circuits casher.
Dire que l’abattage rituel répondrait avant tout à des enjeux financiers, comme si le reste de la filière viande n’y répondait pas, est un argument qui me semble particulièrement spécieux. Réfléchir aux conditions d’abattage, c’est aussi réfléchir sur les rythmes et les temps dans les abattoirs. Il est clair que l’abattage casher ralentit la chaîne et que ce mode d’abattage est peu adapté au rythme industriel des chaînes d’abattage modernes. En effet, deux ralentissements apparaissent : au moment de la saignée, qui suppose la contention et un temps suffisant entre la saignée et le début de l’habillage – autrement dit au moment où l’on commence à dépecer la bête –, puis au moment de la visite, réalisée plus loin sur la chaîne d’abattage.
L’observation de la mort animale ne laisse évidemment pas indemne et conduit à une réflexion sur le droit de tuer pour manger, qui est tout à fait présente dans la tradition juive. Toute mise à mort suppose une violence infligée aux bêtes. Le fait qu’un seul personnage prenne sur elle cet acte la rend consciente de la portée de son geste – j’ai pu le vérifier en discutant avec des chokhet. Ainsi, le caractère casher d’un aliment, a fortiori d’un aliment carné, résulte non seulement d’une technique conforme, mais aussi de considérations éthiques.
Le modèle alimentaire qui a conduit à une consommation de masse et à des modes de production industrialisés et opérationnalisés doit continuer à être questionné par tous les acteurs qui y participent, de l’éleveur jusqu’au mangeur. L’abattage rituel est très controversé : il a été interdit en Suisse dès la fin du XIXe siècle dans un contexte de montée de l’antisémitisme en Europe – un roman de Charles Lewinsky, Melnitz, paru chez Grasset en 2008, décrit parfaitement le contexte de cet interdit à travers l’histoire d’une famille juive en Suisse. L’abattage rituel a été interdit par l’Allemagne nazie et sous Vichy, puis plus tard par certains pays d’Europe. Aujourd’hui, la Norvège, la Finlande, la Suède, l’Islande l’interdisent. Il est par ailleurs en débat en Belgique.
L’abattage rituel a fait l’objet de nombreuses études vétérinaires, dont les résultats restent contrastés quant au temps de perte de conscience d’une bête saignée sans étourdissement préalable, a fortiori quant à la douleur ressentie. C’est ce laps de temps qui, selon les tenants de l’interdiction de l’abattage sans étourdissement serait source de souffrance – l’étourdissement consistant pour les bovins en l’usage d’un pistolet à tige perforante. Or on ne dispose pas d’un instrument de mesure unique et fiable pour mesurer cette souffrance, d’autant que les conditions des expérimentations sont variables et que peu d’entre elles se déroulent in situ. Le doute porte sur un différentiel de temps sur lequel les experts avancent des chiffres assez divergents et variables selon les espèces.
La réflexion sur l’abattage rituel – lequel relève d’une liberté constitutionnelle, la liberté de culte – doit s’inscrire dans une réflexion plus globale sur l’ensemble des pratiques de l’homme vis-à-vis de l’animal dans nos sociétés : la chasse, la corrida, le gavage des oies, etc. Dire que l’abattage rituel est source de souffrance et que les autres modes d’abattage ne le seraient pas me semble assez naïf, voire dangereux.
Mme Anne-Marie Brisebarre, directrice de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), membre du Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France. Je ne me considère pas comme une spécialiste de l’anthropologie religieuse, contrairement à mes collègues : mon thème de recherche concerne les relations entre les sociétés ou groupes humains et leurs animaux domestiques. Néanmoins, les recherches que j’ai menées, avec des enquêtes sur la mise à mort des animaux, sont complémentaires des leurs, qui m’ont d’ailleurs apporté un éclairage fort intéressant.
Dans les années soixante-dix, au début de mes recherches sur le pastoralisme transhumant en Cévennes, destiné à la production de viande, j’ai abordé avec les éleveurs le volet de l’abattage. « On est des éleveurs, on n’est pas des tueurs », m’ont affirmé la plupart de mes informateurs, ajoutant que leurs bêtes étaient tuées par « celui qui sait ». À l’époque, les villages cévenols comptaient encore des bouchers abatteurs, souvent apparentés aux éleveurs. Ce n’est qu’en 1985 que j’ai eu l’information sur la commercialisation de moutons vivants entre éleveurs transhumants et familles musulmanes installées dans le Gard et l’Hérault pour la célébration du sacrifice de l’Aïd el-Kébir.
Habitant et travaillant à côté de la Mosquée de Paris, et ne trouvant pas dans la littérature de réponses à mes questions, j’ai entamé dès 1986 une recherche personnelle, puis j’ai encadré des recherches collectives sur la célébration de ce sacrifice familial en milieu urbain. Parmi les lieux collectifs de sacrifice, j’ai été amenée à enquêter dans les abattoirs publics ou privés à Mantes-la-Jolie dans les Yvelines, à Couilly-Pont-aux-Dames en Seine-et-Marne, à Ezanville, dans le Val-d’Oise ; rappelons que les abattoirs sont les seuls lieux légaux de la mise à mort des animaux de boucherie.
En France, le sacrifice de l’Aïd est considéré comme un simple abattage rituel : on ne reconnaît pas son caractère familial, même si dans les années quatre-vingt-dix des solutions ont été tentées pour le contrôler, auxquelles j’ai participé.
Les entretiens que j’ai menés lors de mes enquêtes montrent que les musulmans ne considèrent pas que l’abattage rituel est un sacrifice à proprement parler. Bien qu’il ne soit pas un acte obligatoire – il ne fait pas partie des piliers de l’islam –, le sacrifice de l’Aïd el-Kébir est recommandé à celui qui a les moyens de l’accomplir. Il nécessite de la part du sacrifiant – celui qui offre le sacrifice, qui peut être distinct du sacrificateur – une intention. Il est la commémoration du sacrifice d’Ibrahim, Abraham, mais aussi de celui accompli par le prophète en l’an 2 de l’Hégire. Outre son caractère religieux, il revêt une importante dimension sociale, en particulier par le partage de la viande sacrificielle : un tiers au minimum doit être donné aux pauvres. Ce sacrifice constitue une des étapes du Hajj, le Pèlerinage à La Mecque ; et, au même moment, il est accompli par l’ensemble des musulmans dans le monde entier sur une période d’un jour – qui correspond au début de l’Aïd – à trois jours. Au cours des dernières décennies du XXe siècle, il a été un des moments de visibilité de l’islam en France, et fortement dénoncé par les associations de protection animale.
Dans les années quatre-vingt-dix, en enquêtant dans des abattoirs halal en dehors de la période de l’Aïd el-Kébir, j’ai essayé de voir si l’abattage pendant cette grande fête présentait des différences techniques par rapport à l’abattage rituel au quotidien. À mon avis, il n’y a pas de différence par rapport à l’acte d’égorgement rituel pratiqué par l’opérateur – improprement dénommé « sacrificateur » dans la réglementation française, puisqu’il ne s’agit pas d’un sacrifice. Par contre, dans certains abattoirs, il était possible plusieurs jours avant le sacrifice de choisir un mouton, donc de se l’approprier – ce mouton familial remplaçant l’enfant promis au sacrifice, comme dans le sacrifice d’Ibrahim, ce qui est rappelé lors de la prière de l’Aïd à la mosquée. Le mouton choisi, et payé par le père de famille qui l’avait choisi, était identifié, en général par une bague à l’oreille : la tête de l’animal n’était donc pas détachée, alors qu’elle l’est habituellement dans l’abattage rituel. Il était également possible de sortir les carcasses chaudes, au lieu de les mettre systématiquement en ressuage en chambre froide pendant au moins vingt-quatre heures pour éviter le développement des bactéries. Ainsi, les différences que j’ai constatées sont des différences post-égorgement : techniquement, le sacrifice à l’abattoir est pratiqué de la même façon que l’abattage rituel et par le même opérateur, qui doit être un musulman adulte et sain d’esprit.
J’ai également interrogé le personnel de plusieurs abattoirs sur leur représentation de la « bonne mort » animale, c’est-à-dire sur la façon acceptable de tuer un animal de boucherie, avec ou sans assommage. Ces entretiens m’ont montré que ces représentations étaient fortement liées à l’histoire et au vécu de mes interlocuteurs. Ainsi, les personnels d’un abattoir halal de la région parisienne, à qui j’expliquais la méthode d’anesthésie par dioxyde de carbone utilisée au Danemark pour les porcs, m’ont répondu : « On n’est pas des nazis ». L’utilisation du CO2 renvoyait au souvenir des chambres à gaz… J’ai également reçu les témoignages « en miroir » d’hommes qui avaient combattu en Algérie, d’un côté et de l’autre : celui qui avait servi comme appelé dans l’armée française comparait l’égorgement rituel au « sourire kabyle » – l’égorgement des Français pendant la guerre d’Algérie –, tandis qu’un homme originaire d’Algérie, à propos de l’électronarcose des moutons, soutenait qu’il n’y avait rien de pire pour un animal ou un homme que l’électricité, en référence à l’utilisation de la « gégène », la torture par l’électricité.
On voit à quel point peuvent varier les représentations de la bonne mort, même chez des personnels d’abattoirs quotidiennement confrontés à la mort des animaux. L’assommage ou l’étourdissement est parfois considéré par certaines personnes comme plus cruel ou plus douloureux qu’un égorgement bien fait : dans l’islam comme dans le judaïsme, il faut égorger d’un seul coup, le cisaillement est interdit et la viande d’une bête dont le cou aurait été cisaillé est illégale. Dans l’islam également, un très grand nombre de recommandations ont été édictées pour éviter la souffrance animale.
Votre commission d’enquête a été mise en place à la suite de vidéos tournées dans plusieurs abattoirs par l’association L214. Deux de ces établissements sont situés dans le Gard, et c’est précisément là que les éleveurs avec lesquels je travaille depuis quarante-cinq ans font abattre leurs agneaux. C’est particulièrement le cas du Vigan, petite structure à laquelle les éleveurs faisaient confiance pour que leurs agneaux élevés de façon extensive, dans le respect du bien-être animal, soient mis à mort dans les règles de la bientraitance. À la suite de ces vidéos, ces éleveurs se sont demandé s’ils ne devaient pas prendre en charge eux-mêmes la mort de leurs animaux. Or ce sont les enfants ou les petits-enfants de ceux qui, au début de mes recherches en Cévennes, affirmaient leur rôle d’éleveur et non pas de tueur… Et ils ne sont pas les seuls à se poser cette question : sous l’égide de l’Association en faveur de l’abattage des animaux dans la dignité (AFAAD), le collectif « Quand l’abattoir vient à la ferme » souhaite faire changer la législation française qui interdit les abattoirs mobiles, qui existent dans d’autres pays, en particulier en Allemagne. Les abattoirs mobiles permettent à l’éleveur de ne pas déplacer ses animaux, mais aussi de veiller à leur bientraitance lors de l’abattage.
M. Jean-Yves Caullet, rapporteur. Je m’interroge moins sur le rite lui-même ou les conditions techniques de l’abattage rituel, que sur le lien entre ces conditions techniques et le rapport de l’homme à l’animal dans la religion. Si j’ai bien compris, aussi bien l’islam que la religion juive contiennent des prescriptions très strictes sur le respect des animaux et la nécessité de pratiquer l’abattage – quand on en a la permission, quand on peut sacrifier l’animal – dans les meilleures conditions possibles au regard de la souffrance animale. Cet objectif est très largement partagé dans la société : les gens qui mangent de la viande, quelle que soit leur religion, ne souhaitent pas qu’elle soit produite dans les pires conditions. Je n’ai pas la naïveté de penser que ceux qui veulent interdire l’abattage, quel qu’il soit, ou qui stigmatisent telle ou telle pratique, n’ont pas d’arrière-pensées. Et à certains moments tragiques de l’histoire, vous l’avez rappelé, correspondent des représentations que l’on peut comprendre. Reste qu’il y a des principes communs, et que notre connaissance de la souffrance animale a évolué : les scientifiques que nous avons auditionnés nous ont apporté des éclaircissements, en distinguant notamment perte de conscience et douleur. Comment le rite peut-il prendre en compte – au regard de la gestuelle, de la technique – les progrès de la connaissance sur la souffrance animale ?
M. Mohammed Hocine Benhkeira. La question du bien-être animal a été constamment débattue dans la loi islamique.
Premièrement, pour avoir un abattage licite, c’est-à-dire offrant une viande instituée, la bête doit être vivante : on ne peut pas rendre licite ce qui est déjà mort, disent les docteurs de la loi. Tout le nœud du problème est là : insensibiliser la bête ne revient-il pas à la tuer un peu ? En principe, les progrès de la connaissance scientifique devraient être pris en compte, puisque les textes fondateurs de l’islam font référence à la médecine. Il n’y a donc pas de raison que cela s’arrête de nos jours…
Mais il y a un deuxième aspect. Le verset 5 de la sourate 5 du Coran, très connu des musulmans qui ont un peu de culture religieuse, dit ceci : « La nourriture des gens du Livre vous est permise » – les gens du Livre étant les chrétiens et les juifs, Samaritains compris. Autrement dit, une victime abattue par un chrétien ou un juif, ou supposé tel, devrait être licite pour un musulman. Les muftis, y compris les plus radicaux, comme Yûsuf al-Qaradhâwî, télé-prédicateur vedette d’Al-Jazira, défendent cette position : les bêtes abattues dans les abattoirs français, britanniques ou allemands sont parfaitement licites !
Le problème est que ce principe, s’il est accepté par la grande majorité des autorités religieuses de l’islam, puisque le Coran, qui est la parole de Dieu, le formule explicitement, n’est pas admis par les musulmans ordinaires. C’est cela que j’ai découvert en 1995, et qui m’a amené à écrire un article sur les boucheries musulmanes en France. Les boucheries musulmanes n’existent pas en terre musulmane : c’est une invention des musulmans vivant en Europe de l’Ouest ! Selon les textes de la loi, donc, faire abattre un animal par un chrétien ou par un juif, y compris dans le cadre sacrificiel, est tout à fait admis.
Ainsi, le problème pourrait être résolu d’une façon détournée. Malheureusement, dans le contexte actuel, il est très difficile de faire accepter à la population musulmane qu’elle peut consommer la même viande que tous les Français – du moins une grande partie d’entre elle, car bon nombre de musulmans achètent leur viande en supermarché, dont je doute qu’elle puisse avoir le label musulman… En fait, la difficulté ne tient pas à la loi, mais à la compréhension qu’en ont les adeptes.
Mme Sophie Nizard. Les rabbins réfléchissent à la prise en compte par la loi des avancées scientifiques. Aux États-Unis, une réflexion existe sur le rapport entre l’homme et l’animal, certains ayant proposé d’élargir le label casher à d’autres aspects que l’abattage, notamment les conditions d’élevage au regard du bien-être animal.
J’ai été frappée de constater que les termes utilisés par les rabbins, sur le couteau par exemple, sont très proches de ceux définis dans les normes françaises en matière d’abattage rituel, prévu à titre dérogatoire. Au point que je me demande si la norme religieuse n’a pas guidé en quelque sorte le législateur pour décrire le geste tel qu’il doit s’effectuer…
Dans la religion juive, l’insensibilisation avant l’abattage peut être difficilement retenue, en raison de l’impératif d’avoir une bête vivante et viable – pendant au moins un an, selon les textes du Talmud – au moment de l’abattage. J’ignore ce qu’il en est des débats rabbiniques en France sur l’insensibilisation ou l’assommage post-saignée. Néanmoins, la tradition juive n’interdit pas de s’interroger sur les techniques au regard de la loi.
Mme Anne-Marie Brisebarre. Dans une entrevue avec Brigitte Bardot, le recteur de la Mosquée de Paris avait déclaré que si un mouton insensibilisé, et non égorgé aussitôt, pouvait se relever pour rentrer dans sa bergerie, il n’y avait pas de raison de ne pas faire évoluer les choses. Le problème est que certaines méthodes d’insensibilisation à l’électricité des moutons peuvent provoquer un arrêt du cœur, ce qui expose à un des interdits du Coran : l’interdiction de la charogne (mayita). Il n’y a pas trente-six interdits dans le Coran, seulement quatre : la bête abattue au nom d’un autre que Dieu, la charogne, le porc et le sang.
En discutant avec des consommateurs musulmans, je me suis rendu compte qu’ils pensaient que la viande issue de l’abattage conventionnel en France n’était pas saignée. Une des raisons de cette croyance est qu’au restaurant, on vous demande si vous souhaitez votre steak saignant. Et pourtant, on ne pratique pas dans l’islam la cashérisation pour retirer totalement le sang. Dans le cadre d’une conférence sur l’alimentation dans un lycée à Blois, à un groupe de jeunes filles qui refusaient de manger de la viande à la cantine, persuadées qu’elle contenait du sang, j’ai expliqué que, pour la conservation de la viande, tout abattage nécessitait de saigner les animaux et que les animaux abattus de façon conventionnelle étaient aussi saignés. Vous le voyez : des termes du quotidien peuvent amener à des représentations fausses. On croit à tort que les Français mangent la viande avec le sang, ce qui est interdit par le Coran.
M. le président Olivier Falorni. Une fatwa égyptienne de 1978 permettait de recourir à l’étourdissement, à condition qu’il ne provoque pas la mort de l’animal. L’étourdissement préalable et l’étourdissement post-jugulation sont-ils admis dans d’autres pays que la France pour l’abattage rituel juif et musulman ? Si oui, quelles sont les méthodes utilisées ?
M. Jacques Lamblin. Vos exposés, mesdames, monsieur, nous aident à mieux comprendre les raisons des impératifs religieux. La volonté de respecter l’animal est clairement exprimée dans la religion juive ou musulmane.
Lorsque les conditions d’abattage ne sont pas celles qu’elles devraient être, l’animal n’est ni paisible ni tranquille, mais au contraire apeuré, paniqué : il n’est pas respecté, au sens où l’entend la religion. Cette exigence du respect de l’animal ne doit-elle pas primer sur celle d’un animal vivant et viable ? Autrement dit, l’étourdissement préalable ne paraîtrait-il un bon compromis pour que l’animal ait moins peur avant la saignée ?
J’ignorais que le verset 5 de la sourate 5 autorisait la consommation de viande issue d’éleveurs ou de producteurs des religions du Livre. Cela vient complètement changer la donne. En outre, les règles halal sont variables selon les mosquées. Finalement, tout n’est pas aussi codifié qu’il y paraît : la viande issue des gens des religions du Livre est licite. Mais une viande licite est-elle halal au sens strictement religieux ? Existe-t-il une différence entre viande licite et viande halal et, si oui, tient-elle aux conditions d’abattage ?
Enfin, la viande halal est-elle soumise à une taxe, comme l’est la viande casher ?
M. Guillaume Chevrollier. Pouvez-vous nous apporter des précisions sur la formation à l’abattage rituel ? Est-elle uniformisée en France ?
Des contrôles des pratiques sont-ils effectués sur le terrain ? Existe-t-il des différences entre la France et d’autres pays européens ?
Quelle évolution serait envisageable à court terme en matière de bien-être animal ?
M. Arnaud Viala. Comme notre président, j’aimerais savoir si l’étourdissement préalable est en vigueur dans d’autres pays.
La méthode consistant à percuter le crâne de l’animal sans le perforer ne produit pas de séquelles et est entièrement réversible. Les professionnels des abattoirs, en lien avec les représentants de vos cultes, demandent que cette méthode soit acceptée par voie dérogatoire, afin d’améliorer le bien-être animal. Qu’en pensez-vous ?
M. Yves Censi. Merci, mesdames, monsieur, de vos exposés. Les représentations très diverses selon les approches anthropologiques ou culturelles, que vous nous avez décrites, renvoient à une dimension subjective. Les progrès scientifiques sur les douleurs nociceptives, grâce auxquels la souffrance animale est mesurable, renvoient quant à eux à une dimension objective. Monsieur Benhkeira, vous avez évoqué la difficulté à tracer la frontière entre conscience et mort. Dans une conception anthropologique, je peux le comprendre ; mais sur le plan scientifique, l’état de conscience et l’état de mort sont très nettement différenciés. Madame Nizard, vous dites avoir été frappée par le fait que les textes de la réglementation eux-mêmes utilisent des termes empruntés au religieux ; mais ces termes peuvent être marqués par les représentations davantage que par leur caractère opératoire.
Nonobstant la pluralité des représentations, un travail rapide pourrait-il être réalisé sur la base de données, non pas subjectives, mais objectives – auxquelles tout le monde devrait se soumettre – pour aboutir à l’acceptation d’un certain type d’abattage ? Le verset 5 de la sourate 5 sur la viande licite pourrait-il lui-même être reconnu rapidement, malgré la diversité des croyants ? Faute de quoi, nous serons obligés de légiférer à l’aune de considérations économiques afin d’éviter des pertes financières dans la filière, alors que certaines pratiques sont clairement inacceptables sur le plan de la souffrance animale.
M. Yves Daniel. Mesdames, monsieur, je vous remercie de votre présentation. En tant que paysan éleveur – j’ai tué des animaux à la ferme dès l’âge de quatorze ans –, je m’interroge moi-même beaucoup sur le rapport entre l’homme et l’animal. Les animaux sont des êtres sensibles. L’humain est également un être sensible, mais également sentimental. Du coup, cela devient compliqué… Notre rapport à l’animal est lié à notre rapport à la vie d’une manière générale – la religion, la nature, nos réactions, notre sensibilité, nos sentiments, etc. Comment interprétez-vous la notion de sensibilité par rapport à celle de sentiment ? De quelle manière pouvez-vous nous aider à bien comprendre la notion de souffrance ou de maltraitance chez les animaux que nous mettons à mort ?
Mme Françoise Dubois. Madame Nizard, qui dispense la formation aux opérateurs et qui leur délivre le diplôme attestant de leurs aptitudes ? Madame Brisebarre, Monsieur Benhkeira, les sacrificateurs de nos provinces, nommés par la mosquée, détiennent-ils un tel diplôme les habilitant à pratiquer un abattage rituel « propre » ?
Combien de temps après l’égorgement survient la mort de l’animal ? Autrement dit, pendant combien de temps agonise l’animal avant de mourir ?
Mme Anne-Marie Brisebarre. Il me semble qu’en Irlande certains abattoirs pratiquent l’étourdissement pré-abattage. Par contre, quand il s’agit d’exporter vers les pays du Golfe, il peut y avoir une autre façon de faire : si des personnes passent un contrat pour demander de la viande halal, l’électronarcose n’est pas pratiquée, par exemple. Il y a donc une certaine hypocrisie en la matière. De la même façon, la Suisse interdit l’abattage rituel depuis plus d’un siècle, mais n’interdit pas l’importation de viande halal abattue à Besançon…
L’insensibilisation post-jugulation est pratiquée aux Pays-Bas dans l’abattage rituel : pour les ovins, elle doit intervenir au maximum 30 secondes après l’égorgement, et pour les bovins 45 secondes après, et ce afin d’abréger l’agonie. En Belgique, beaucoup de discussions ont lieu sur l’abattage rituel musulman. C’est effectivement la situation minoritaire des musulmans qui amène le développement d’un abattage rituel dit « halal, de boucherie musulmane », comme l’a expliqué M. Benhkeira : dans les pays du Maghreb ou majoritairement musulmans, on ne se pose pas la question : tout se fait selon les règles, à supposer qu’elles soient vérifiées… Pour tout le monde, c’est de l’abattage rituel.
L’électronarcose permet-elle d’anesthésier un animal sans le tuer ? Je pense que cela est possible. Pour certaines races ovines, il faut tondre ou arroser l’endroit où sont placées les électrodes, sinon le courant ne passe pas. Or, quand on lit les descriptions sur les effets du courant électrique sur l’animal, avec les stades correspondant au passage du courant électrique, on peut se demander si cette anesthésie, ou cette insensibilisation, ou cet assommage – est véritablement indolore. D’où les représentations dont je vous ai parlé sur l’électricité faisant référence à la torture à l’électricité chez les humains.
L’homme est-il un être sentimental ? Je ne le pense pas. C’est en tout cas le seul être vivant à savoir qu’il va mourir. Les animaux n’ont pas conscience de la mort. Ont-ils des sentiments ? Je n’en sais rien. Par contre, les animaux sont des êtres sensibles et ressentent la douleur : j’en suis certaine, comme tout le monde.
Dans l’islam, que ce soit dans le sacrifice ou l’abattage rituel, il est interdit d’abattre un animal devant un autre animal vivant, de lui montrer le couteau – comme dans le sacrifice grec, où le couteau était caché dans un panier de grains et où l’on demandait à l’animal d’acquiescer à sa mort en lui faisant hocher la tête –, de coucher l’animal de façon brutale, de poser son pied sur lui pour l’immobiliser avant de l’abattre, etc. Dans l’abattage industriel, les animaux sont insensibilisés et abattus à la chaîne les uns après les autres : quel que soit le type d’abattage, rituel ou conventionnel, on ne peut pas dire que les prescriptions propres à l’abattage familial ou au sacrifice soient forcément respectées.
M. Mohammed Hocine Benhkeira. Nous avons tous tendance à attribuer aux animaux ce que nous ressentons…
Mme Anne-Marie Brisebarre. Surtout aux mammifères.
M. Mohammed Hocine Benhkeira.… et moi le premier avec mon chat ! L’anthropomorphisme est certainement l’attitude la plus répandue, comme le bon sens de Descartes.
Quelqu’un a parlé de nos cultes. Je ne représente aucun culte : en tant qu’historien de l’islam, je m’intéresse à toutes les religions en enseignant la section des sciences religieuses, soit une vingtaine de religions. Je parle donc en mon nom propre, en tant que spécialiste.
En tant que savant, donc, je me méfie de l’anthropomorphisme : je ne cherche pas à attribuer aux animaux ce que je ressens. Cela étant dit, je conçois parfaitement que l’on puisse penser que les animaux savent qu’ils vont mourir ou même qu’ils ont une pensée. Mais il ne faut pas tourner autour du pot : pour manger de la viande, il faut tuer les animaux. Qu’on les tue brutalement, ou qu’on les tue en les insensibilisant, nous avons bel et bien affaire à un meurtre… C’est un problème que l’Humanité se pose depuis qu’elle mange de la viande et qu’elle essaie de résoudre en s’ingéniant à le transformer, par une série de fictions, en acte acceptable. Anne-Marie Brisbarre a fait référence au sacrifice grec dit « bouffonie », dans lequel on juge le bœuf avant de le tuer : on l’accuse d’avoir commis un acte délictueux afin de justifier sa mise à mort… Les musulmans, eux, invoquent Dieu qui les a autorisés à commettre ce meurtre. D’autres invoquent toutes sortes d’arguments. Bref, tout le monde invoque un système.
Dans le monde industriel, et dans le monde sécularisé, on a perdu cette possibilité d’invoquer une transcendance quelconque qui permette de justifier la possibilité de tuer des êtres vivants, et qui plus est tout à fait pacifiques. C’est là qu’intervient le sentiment selon lequel les animaux sont nos frères et qu’on ne peut donc pas les tuer – sentiment qui existe depuis très longtemps : déjà Pythagore refusait de manger de la viande. Alors comment faire pour surmonter ce sentiment tout en mangeant de la viande ? La difficulté est là. Moi-même, je suis pris dans cette difficulté comme beaucoup de gens : je mange de la viande.
Un jour, au supermarché où j’avais l’habitude d’acheter du veau, je suis tombé sur un vendeur qui justement faisait la promotion du veau. Et il me parlait du petit veau, que l’on prend alors qu’il tète encore sa mère… Décidément, cet homme n’avait aucun sens du commerce : il m’a totalement dissuadé d’acheter du veau… Je me suis immédiatement représenté en train d’arracher un enfant du sein de sa mère pour l’égorger et le manger avec plaisir ! Ce sentiment est très difficile à admettre pour nous tous, et la loi peut difficilement résoudre ce problème. Du reste, ce n’est pas à la loi de le résoudre ; c’est à d’autres instances de le faire. C’est ailleurs ainsi que cela se passe. La loi dit qu’on peut faire ceci et pas cela, mais elle ne pourra pas nous enlever ce sentiment de culpabilité que l’on ressent en mangeant de la viande ! Dieu, lui, dit que vous pouvez faire ce que vous voulez…
M. le président Olivier Falorni. Mais ici, c’est de la loi de la République qu’il est question, non de la loi divine…
Je vais reposer ma question plus directement. Peut-on imaginer en France une viande casher ou halal issue d’un animal tué après étourdissement ou avec la méthode de post-jugulation, comme c’est le cas dans certains pays européens ?
Mme Sophie Nizard. Sur l’anthropomorphisme, je suis tout à fait d’accord. De la même manière, en tant que spécialistes de sciences sociales, nous ne sommes pas là pour défendre quelque culte que ce soit.
Vos questions, sur lesquelles j’ai travaillé il y a longtemps, dans les années quatre-vingt-dix, sont difficiles mais tout à fait légitimes. À l’époque, le problème ne se posait pas en ces termes. Et pourtant, quand on entre dans un abattoir, la question de la mort animale – et de la mort tout court – nous saute à la figure. La sensibilité, le sentiment sont des questions philosophiques essentielles. Nous avons tous une sensibilité par rapport à la souffrance et à la maltraitance animales – c’est notre tendance à l’anthropomorphisme, d’autant que ces mammifères nous ressemblent.
On oppose souvent les sciences sociales et humaines, dites « sciences molles » ou « souples » aux sciences « dures », mais les sciences dures aussi comportent une part de subjectivité. Les rapports des scientifiques et des vétérinaires donnent des chiffres très variables sur le temps qui s’écoule entre la saignée et la perte de conscience.
Mme Anne-Marie Brisebarre. Les chiffres sont très variables, non seulement entre espèces, mais aussi entre individus.
Mme Sophie Nizard. Les rapports de l’ANSES et de l’INRA indiquent que la réglementation impose pour un bovin une durée minimale de 45 secondes dans le piège rotatif pour s’assurer de la perte de conscience de l’animal, mais j’ai également trouvé dans ces rapports une durée moyenne de 19,5 secondes. Laisser l’animal pendant 45 secondes sur la zone d’affalage permet sans doute de s’assurer de l’inconscience totale de la bête avant sa suspension. Quoi qu’il en soit, j’ai l’impression que les études sont souvent faites en laboratoires, et non dans les abattoirs. Je suis donc incapable de répondre à cette question.
À ma connaissance, aucun pays ne pratique un étourdissement pré-saignée en abattage casher. Pour savoir si cela pourrait être pratiqué en France, il faudrait poser la question à des rabbins. D’après ce que je sais des normes religieuses en matière d’abattage, cela n’est pas possible. Pour l’étourdissement post-jugulation, là encore, ce n’est pas à moi de répondre, mais on peut imaginer que ce soit possible, car je sais que des débats rabbiniques au plus haut niveau ont lieu actuellement sur la souffrance animale. Ainsi, le gavage des oies est interdit depuis sept ou huit ans en Israël, et du coup de la production de foie gras, alors que ce pays figurait parmi les trois premiers producteurs mondiaux de foie gras. Cette interdiction a été obtenue grâce aux associations de défense des animaux, qui sont extrêmement actives en Israël. Des réflexions ont donc lieu sur la souffrance animale, y compris à l’appui d’arguments religieux avancés par les militants d’associations.
S’agissant de la formation des chokhatim, des sacrificateurs casher, un traité entier du Talmud est consacré à la nourriture casher, à l’abattage et au rapport à l’animal au moment de l’abattage. Le temps théorique d’apprentissage des textes est relativement long ; en général, les étudiants passent par la yechivah, c’est-à-dire une académie rabbinique. Un sacrificateur français de volailles, avec lequel j’ai discuté, m’a expliqué qu’il avait étudié plusieurs années en yechivah en Israël pour acquérir cette connaissance théorique, avant d’accompagner pendant six mois un chokhet sur les lieux d’abattage, pour enfin obtenir son diplôme par l’académie talmudique. À ma connaissance, il n’y a plus de formation pratique en France, peut-être en raison de la perte de vocation ou du manque de maîtres. À l’époque où elle existait, Emmanuel Chouchena était à la fois Grand Rabbin et chokhet, donc maître ; aujourd’hui, plus personne ne peut former des étudiants à la chekhita en France. Selon la tradition juive, le sacrificateur dépend toujours de quelqu’un pour « vérifier le couteau » : c’est l’expression consacrée pour dire que l’on dépend toujours d’un maître.
Mme Anne-Marie Brisebarre. Les opérateurs en abattoir halal ne sont pas des personnages religieux : tout homme adulte, croyant et sain d’esprit peut pratiquer le sacrifice et l’abattage rituel halal. Dans les abattoirs où je me suis rendue, il y avait un sacrificateur habilité, c’est-à-dire envoyé par une mosquée, mais qui devait avoir passé un test auprès des services vétérinaires. Quand il fallait organiser des abattoirs temporaires pour l’Aïd el-Kébir, comme il fallait plus d’opérateurs et que la plupart de ceux opérant en abattoir étaient déjà occupés, les associations musulmanes ou les mosquées déléguaient des gens qui passaient aussi un test et qui recevaient un certificat pour la journée. Sans parler de formation, il y a donc une certification religieuse délivrée par une des trois grandes mosquées et une vérification des services vétérinaires pour les aspects techniques. Si problème il devait y avoir, cela relèverait donc plutôt des services de contrôle de l’État, non de la mosquée. J’avais également constaté dans certains abattoirs que lorsque le sacrificateur attitré était occupé, un autre salarié sur la chaîne, lui-même musulman, prenait le couteau.
Le savoir que détenaient les pères de famille musulmans pour le sacrifice de l’Aïd el-Kébir est désormais très peu partagé. Aujourd’hui, les pères de famille ne savent plus sacrifier. Dans les villes, et même au Maghreb, en Mauritanie et Sénégal où j’ai travaillé, 50 % au moins des sacrifices de l’Aïd sont réalisés par des bouchers. Par conséquent, la formation technique des opérateurs en abattoir en France ne peut relever que de l’État : c’est à lui de s’en assurer.
À propos des connaissances sur la nociception, j’ai une expérience un peu particulière. En 1980, j’ai regardé l’émission « SOS animaux de boucherie » de Brigitte Bardot, dans laquelle un vétérinaire disait « regardez cette pauvre bête comme elle souffre » en commentant des images sur l’abattage rituel de bovins casher. Mais le vétérinaire qui regardait l’émission avec moi m’a dit : « pas du tout, ce sont des réflexes, et non des signes de souffrance. » Lequel des deux avait raison ? Je l’ignore. En tout cas, même entre vétérinaires, les avis sont partagés selon qu’ils se positionnent au travers d’une association de protection animale ou de certaines représentations, ou qu’ils sont détachés…
M. Yves Censi. C’était il y a trente ans.
Mme Anne-Marie Brisebarre. Certes. Mais il y a toujours un point d’interrogation sur la réceptivité individuelle des animaux, croisée avec la façon dont travaille l’opérateur. Les associations de protection animale dénoncent dans les vidéos les étourdissements ratés qui ne sont pas suivis de la mise en place d’un système d’urgence avant la suite des opérations. J’ai lu des textes scientifiques sur l’abattage selon lesquels l’égorgement d’un animal bien traité et non stressé, effectué par une personne compétente avec les instruments appropriés, provoquait immédiatement un collapsus – et donc un électroencéphalogramme plat. D’un autre côté, on entend dire que certains moyens d’étourdissement paralysent l’animal, qu’il ne peut pas exprimer de souffrance, mais qu’on ne sait pas s’il souffre. Il y a un an ou deux, j’ai lu un article qui expliquait qu’aux États-Unis les animaux étaient mieux traités que les condamnés à mort : les médecins refusant de pratiquer l’anesthésie, ce sont des gens non qualifiés qui s’en chargent, et si les condamnés à mort ne peuvent pas exprimer la douleur, cela ne veut pas dire qu’ils ne souffrent pas au moment où on leur injecte le poison. Bref, nous voyons, nous entendons, nous lisons des choses, et il est très difficile pour nous de vous répondre. Un animal tombé est-il conscient ou non ? Est-il tombé parce que l’électronarcose a provoqué un réflexe épileptique ? Souffre-t-il ou pas ? Combien de temps dure l’agonie ? Les choses sont compliquées, car j’ai l’impression, d’après tout ce que j’ai lu, que tout le monde n’est pas d’accord.
Pour ce qui est de l’abattage rituel musulman, des gens disent que les textes sont anciens et qu’il serait donc possible d’évoluer. Selon moi, le problème se situe moins au niveau des mosquées ou des savants de l’islam qu’au niveau des organismes de certification, privés ou liés à des associations, dont certains ont intérêt à proposer du halal plus halal que le halal d’à côté – de la même manière, qu’il existe du plus casher que le casher. En clair, ces organismes de certification, parfois concurrents entre eux, peuvent être tentés de rajouter des normes aux normes pour donner l’impression d’être plus orthodoxes, plus respectueux des règles. Sans parler des intérêts financiers.
Mme Sophie Nizard. Anne-Marie Brisbarre soulève la question de l’autorité religieuse. Pour ce qui est du casher, je ne pense pas que l’on puisse mettre en doute la bonne foi des institutions religieuses dans leur croyance de ce qui est bon ou pas. En France, la principale organisation religieuse juive est le Consistoire, qui historiquement avait le monopole depuis le Concordat ; c’est donc plutôt à elle que les pouvoirs publics s’adressent pour toutes les questions touchant au religieux.
M. le président Olivier Falorni. Je précise que nous organiserons, dans quelques semaines, une table ronde réunissant les représentants du culte musulman et du culte juif.
M. William Dumas. L’abattage casher ralentit la chaîne, dites-vous ; je veux bien le croire. Vous avez également parlé du prix de la certification par kilo de viande…
Mme Sophie Nizard. En casher, la taxe prélevée par le Consistoire de Paris est de 1,66 euro par kilo de viande de boucherie – j’ignore si les consistoires régionaux prélèvent la même taxe. Pour les volailles, ce doit être à la tête ; pour le vin, c’est à la bouteille.
M. William Dumas. Dans la mesure où les organismes prélèvent cette taxe de 1,66 euro, qui peut compenser le coût de l’abattage de 0,50 euro le kilo en moyenne, les cadences de l’abattoir pour le casher peuvent être moins importantes.
Mme Sophie Nizard. Le prix de l’abattage est également intégré dans le prix de la viande casher qui est supérieur d’un tiers à celui d’une viande non casher. Cette taxe de 1,66 euro est facturée aux boucheries casher et est versée au Consistoire : elle ne permet pas d’amortir les frais d’abattage pour les grossistes ou les chevillards.
M. William Dumas. Vous avez indiqué que 100 000 personnes seulement – 20 % de la population juive – consomment de la viande casher ; autrement dit, c’est surtout un marché de niche.
Dans mon département, le Gard, nous avons de gros problèmes lors de la fête de l’Aïd el-Kébir. On a été jusqu’à créer des abattoirs provisoires pour la durée de l’Aïd ; Les pouvoirs publics ont essayé de remédier à cette situation, en contrôlant le nombre de bêtes vendus par les éleveurs. Même si la situation – invraisemblable il y a quelques années – s’est un peu améliorée, il y a encore beaucoup à faire : 40 % à 50 % des abattages ne se font pas dans les abattoirs, si bien que les normes sanitaires ne sont pas respectées, sans parler des normes environnementales.
À l’époque où je n’étais pas encore député, un abattoir de volailles situé à un kilomètre de mon village avait obtenu un marché de quatre ou cinq ans avec l’Arabie Saoudite. Le propriétaire de l’abattoir avait dit à mon père : « j’ai été obligé d’embaucher un imam » ; autrement dit, celui-ci faisait sur chaque volaille un signe pour certifier que l’abattage avait été réalisé dans les conditions demandées. Dans tout cela, il n’y a pas de bien-être animal…
L’abattoir du Vigan, que je connais bien, produit 350 tonnes de viande par an et travaille en circuit court ; beaucoup d’éleveurs du Gard, mais aussi de l’Aveyron et de l’Hérault y amènent leurs bêtes. La vidéo tournée dans cet établissement par l’association L214 dure quatre minutes, pour une durée totale de cinquante heures de rush. Elle montre, non des pratiques d’abattage, mais deux employés qui « pètent les plombs » en jetant des agneaux violemment au-dessus de la barrière – ils ont été licenciés. On parlait de la nécessité pour les bêtes d’arriver sereines à l’abattoir : ce n’était clairement pas le cas. Je tenais à mettre les choses au point car les éleveurs, que je connais bien, ont été les premiers à demander la réouverture de cet abattoir dont ils ont besoin et où leurs bêtes sont abattues correctement.
Mme Anne-Marie Brisebarre. Je suis tout à fait d’accord avec vous. Lors de cette affaire, j’avais d’ailleurs indiqué qu’il s’agissait d’une petite structure. Néanmoins, les éleveurs avec lesquels j’ai parlé au téléphone m’ont dit avoir été choqués par la vidéo. J’en profite pour dire que ce type de vidéos diffusées sur le Web pose un gros problème, et je vais vous expliquer pourquoi.
Quand je dirigeais une recherche sur l’Aïd el-Kébir, un de mes collègues a voulu que des images soient filmées pour réaliser un carnet d’enquête ; j’ai alors refusé de prendre moi-même la caméra, car je voulais garder le contact avec les familles qui faisaient ce sacrifice de l’Aïd dans une ferme de Seine-et-Marne ; c’est donc une autre personne qui s’en est chargée. Je suis restée avec une des familles pendant tout le sacrifice : les gens ont cajolé le mouton, lui ont donné du sel « comme à un enfant à qui l’on donne un bonbon avant de lui faire une piqûre », m’ont-ils expliqué ; le père de famille, très expérimenté, l’avait égorgé d’un seul coup de couteau ; puis la bête a été dépouillée, la mère de famille a grillé le foie… Par contre, le film tourné par le professionnel, qui s’était approché de la bête lors de l’acte, n’était pas du tout représentatif ce tout ce que j’avais vécu avec cette famille : l’image de l’égorgement pris plein cadre et vue sur une petite lucarne de télévision était proprement insoutenable, totalement à l’opposé de ce que j’avais moi-même vu de ce sacrifice familial.
L’association L214 joue un rôle en dénonçant, vis-à-vis des pouvoirs publics, des choses qui dysfonctionnent, certes. Mais diffuser des vidéos sur le Web, qui sont de surcroît des montages et que tout un chacun peut voir, je suis contre. D’autant que cette association prône le végétarisme et l’arrêt de l’élevage.
Les bouchers maquignons de Marseille, à qui on permettait d’organiser le sacrifice de l’Aïd dans les anciens abattoirs de Saint-Louis, avaient réalisé une vidéo pour montrer leur organisation. J’ignore si c’est un professionnel qui avait filmé ; les égorgements avaient peut-être été filmés, mais ils n’avaient pas été intégrés pas dans le montage. Sans doute ces gens étaient-ils conscients, alors que leur objectif était de montrer que la fête de l’Aïd est une fête familiale, où la viande sacrificielle a une valeur, à laquelle on trouve un goût particulier, que leur film ne serait plus montrable avec les égorgements.
M. Thierry Lazaro. La semaine dernière, nous avons reçu des représentants syndicaux des personnels d’abattoir, dont certains nous ont indiqué que les demandes des clients pouvaient être diverses et variées. En parlant de la loi de l’islam, Monsieur Benhkeira, vous avez cité un verset du Coran qui apporte une ouverture. À mes yeux, l’islam se doit d’être ouvert, comme toutes les religions, et c’est le cas. La loi de la République doit s’imposer à toutes et à tous. Et, si j’ai bien compris votre propos, comme pour la loi de la République, il y a l’esprit et l’interprétation de la loi de l’islam ; or la grande difficulté est que l’autorité ne s’applique pas à l’ensemble des musulmans. J’espère que nous obtiendrons une réponse à cette question lorsque nous recevrons des responsables religieux, quelle que soit leur religion.
Monsieur Benhkeira, vous avez évoqué la question de savoir si la phase d’étourdissement n’était pas déjà la mort. Madame Brisbarre, vous avez évoqué les doutes que pouvaient éprouver certains : peut-être un animal étourdi ressent-il la douleur. Je pense pour ma part que mourir peut prendre beaucoup de temps, mais que le passage de la vie à la mort est un moment extrêmement rapide. Notre préoccupation n’est pas tant la mort elle-même que le temps pour y arriver, car plus ce temps est long, plus le risque de souffrance est important. Autrement dit, qu’il y ait étourdissement ou pas, plus le délai sera court, plus le risque de faire souffrir l’animal sera diminué : quelle que soit notre religion, quel que soit notre parcours de vie, les hommes et les femmes que nous sommes ont à cœur de voir ce délai raccourci.
M. Jacques Lamblin. En tant que spécialistes des sciences humaines, il est très difficile pour vous de répondre sur le plan des sciences dures – le temps de la souffrance, etc. –, ce qui est tout à fait compréhensible. En revanche, vous avez rappelé le danger de l’anthropomorphisme, et je partage totalement votre analyse. Vous avez rappelé une autre évidence, Monsieur Benhkeira : pour manger de la viande, il faut tuer l’animal, et cette réalité incontournable pose un problème impossible à résoudre par la loi. Cela étant dit, la loi peut faire en sorte de diminuer le plus possible la peur et la souffrance de l’animal. Car si celui-ci n’a pas conscience de sa finitude, il a conscience du danger.
Pour la religion juive, il y a une collecte de fonds, dont l’usage a été clairement expliqué par Mme Nizard. Pour la religion musulmane, si j’ai bien compris, le développement de la consommation en France de viande halal n’est pas imposé par la religion. Ce développement est-il lié à des considérations financières – liées au profit de la filière – ou à des considérations identitaires, ou aux deux ?
M. Mohammed Hocine Benhkeira. Je vais nuancer mon propos de tout à l’heure. Certes, le verset 5 de la sourate 5 dit que la nourriture des gens du Livre est licite pour les musulmans. Néanmoins, les règles de l’abattage rituel s’appliquent aux musulmans, et non aux chrétiens, ni aux juifs, ni aux autres. Autrement dit, lorsque les musulmans tuent des animaux, ils sont tenus d’appliquer les règles de l’abattage rituel pour avoir une viande licite.
M. Jacques Lambin. Cette précision est importante.
M. Mohammed Hocine Benhkeira. Sur l’aspect financier, je suis incapable de vous apporter des informations ; ma collègue Anne-Marie Brisbarre pourra le faire. Sur les autres aspects, je peux répondre.
En tant que spécialistes de sciences humaines, nous avons la chance de ne pas être trop certains de ce que nous avançons – nous parlons d’hypothèses. L’hypothèse est que les musulmans en situation minoritaire qui vivent dans un environnement pas toujours très favorable auront tendance à mettre l’accent sur des aspects de leur vie quotidienne qui permettent de renforcer leur identité : j’ai moi-même parlé il y a une vingtaine d’années de « frontière rituelle », c’est-à-dire de ces barrières que l’on pose pour se protéger de la dissolution dans le tout environnant. À la différence du judaïsme, où la loi édictée par les rabbins s’impose à tous, dans l’islam, une fatwa émise par un mufti peut n’avoir aucun effet sur les fidèles. J’ai beaucoup de respect pour les gens du Conseil français du culte musulman, mais ils pourront édicter autant de règles qu’ils voudront, les musulmans pratiquants ne sont pas tenus de les suivre ! C’est la particularité de l’islam, sur laquelle on peut difficilement agir.
La difficulté se réglera dans le temps, à moyen terme, dirais-je, d’autant que le contexte est assez particulier. Car vouloir contraindre les adeptes d’une religion à abandonner une de leurs règles – qui n’est pas fondamentale – aboutirait précisément à la rendre fondamentale ! Elle deviendrait identitaire, alors qu’elle ne l’était pas au départ. Vous connaissez cet effet pervers de l’éducation : obliger quelqu’un à changer de comportement l’amène à résister, comme le font les adolescents.
Mme Anne-Marie Brisebarre. Des jeunes couples issus de la classe moyenne, de religion ou de culture musulmane, tiennent à manger halal et vont regarder sur Internet si tel boucher est bien certifié par tel organisme de certification. Pour les cantines scolaires de leurs enfants, certains sont plus exigeants que leurs parents ou grands-parents immigrés qui se contentaient du « sans porc ». Mais c’est justement parce qu’ils sont français, qu’ils se sentent chez eux en France, qu’ils réclament ce qui leur convient du point de vue alimentaire, au même titre que d’autres Français souhaitent manger végétarien ou bio. De la même façon, ces gens tiennent de plus en plus à se faire enterrer en France alors qu’auparavant, la majorité tenait à ce que leur corps retourne dans leur pays d’origine pour y être enterré, et cotisaient pour cela, alors même qu’ils avaient vécu la plus grande partie de leur existence en France. Contrairement à ce que pensent certains, certaines pratiques identitaires ne sont pas une façon de se séparer, mais au contraire de mieux s’intégrer. Pour d’autres en revanche, c’est une manière de se renfermer dans une communauté. Du coup, il est très difficile de démêler entre tous ces comportements et de savoir si c’est une façon de se séparer du reste des Français ou, au contraire, de s’intégrer en faisant valoir, comme tout un chacun, ses propres exigences d’ordre philosophique. On est donc, sur ces aspects alimentaires, davantage dans le domaine de la philosophie que dans celui de la religion.
M. le président Olivier Falorni. Merci, mesdames, monsieur, pour ces interventions particulièrement enrichissantes.
La séance est levée à dix-huit heures trente-cinq.
——fpfp——
Membres présents ou excusés
Commission d’enquête sur les conditions d’abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français
Réunion du mercredi 1er juin 2016 à 16 h 30
Présents. – Mme Laurence Abeille, M. Jean-Luc Bleunven, M. Jean-Yves Caullet, M. Yves Censi, M. Guillaume Chevrollier, M. Yves Daniel, Mme Françoise Dubois, M. William Dumas, M. Jacques Lamblin, M. Thierry Lazaro, Mme Annick Le Loch,
M. Pierre Morel-A-L’Huissier, M. Hervé Pellois, M. François Pupponi, M. Alain Rodet, M. Fabrice Verdier, M. Arnaud Viala
Excusés. – M. Christophe Bouillon, Mme Geneviève Gaillard, M. François Rochebloine, Mme Paola Zanetti